On l’appelle tour à tour la « pharmacie de l’aigle », la « pharmacie du ghetto de Cracovie » ou par son nom polonais, « l’Apteka pod Orlem ». Cette pharmacie située dans le quartier de Podgorze à Cracovie, en Pologne, a joué un rôle très particulier pendant la Seconde Guerre Mondiale.
Le lieu, composé de seulement quelques pièces, accueille aujourd’hui un tout petit musée assez unique… puisque vous pouvez toucher à tout ! Ouvrez les tiroirs, décrochez le téléphone s’il sonne, utilisez la caisse enregistreuse… Dans cet article, je vous propose de découvrir l’histoire de cet étonnant musée.

La pharmacie du ghetto de Cracovie, au cœur de l’histoire
Remontons un peu le temps. Nous sommes en 1933. Pendant que les nazis accèdent au pouvoir en Allemagne, un jeune homme polonais reprend à Cracovie la pharmacie fondée par son père 23 ans plus tôt : l’Apteka Pod Orlem. Le jeune pharmacien, Tadeusz Pankiewicz, est installé dans le quartier de Podgorze, où se côtoient des Juifs et des Polonais non-juifs.

En 1939, les nazis envahissent la Pologne et imposent rapidement leurs restrictions à la population. Tout va extrêmement vite : le mois même de l’invasion, on contraint les Juifs à se signaler afin d’être affectés au travail forcé. Deux mois plus tard, les Juifs âgés de plus de 12 ans sont contraints de porter un brassard qui les identifie comme tels.
Le nazi Hans Frank établit ses quartiers au château du Wawel et se fixe rapidement pour objectif de faire de Cracovie un modèle de pureté raciale, au sens nazi du terme. Cela signifie qu’il faut se débarrasser d’un maximum de Juifs, sachant qu’environ 70 000 d’entre eux vivent encore à Cracovie à ce moment là.
Un premier programme de « départs volontaires » est orchestré à partir de 1940 mais seulement 23 000 personnes y participent. Pas assez pour Hans Frank, qui commence à organiser des expulsions. L’accès à la ville de Cracovie est désormais fermé aux Juifs à moins de détenir un permis spécial à faire renouveler tous les mois. On expulse de plus en plus de familles qui doivent tout abandonner avec pour seul souvenir de leur ancienne vie, 25 kg de bagages.

La situation se dégrade, jusqu’à ce qu’il ne reste que 15 000 Juifs sur place, pour la plupart des travailleurs et leur famille. On les confine en mars 1941 dans un périmètre extrêmement limité, le ghetto de Cracovie, justifiant l’opération par le désir de maintenir l’ordre public et de préserver la « santé » générale. La logique nazie étant ce qu’elle est, ce ghetto n’est pas créé dans le quartier juif de Kazimierz mais à côté, dans le quartier de Podgorze.
Hans Frank estime en effet que Kazimierz – un joli quartier, à vrai dire – est important dans l’histoire de Cracovie… et même s’il est par essence LE quartier juif de la ville, le gouverneur de Pologne souhaite le préserver. Qu’à cela ne tienne, on crée le ghetto juif à Podgorze.
Là encore, les choses se passent très vite : en quelques semaines, au mois de mars 1941, les Juifs intègrent le ghetto tandis que les non-juifs sont invités à le quitter.
Et parmi eux, les commerçants du quartier de Podgorze. Tadeusz Pankiewicz, avec la pharmacie de l’aigle, est l’un des quatre pharmaciens non-juifs installés dans le quartier. Naturellement, les nazis proposent à ce catholique de déménager son commerce dans un quartier différent. Cependant, contrairement à ses 3 collègues, Tadeusz Pankiewicz refuse.
On lui délivre alors une autorisation spéciale pour travailler dans le ghetto et son commerce devient ainsi « la pharmacie du ghetto de Cracovie », seule pharmacie du quartier. Ses employées – Irena Drozdzikowska, Helena Krywaniuk, Aurelia Danek – reçoivent quant à elles des laisser-passer qui leur permettent d’entrer et de sortir du ghetto.
Tadeusz Pankiewicz choisit pour sa part de loger dans sa pharmacie même.

Quand l’Apteka Pod Orlem devient un lieu de résistance
Le ghetto est un lieu clos, où les familles s’entassent jusqu’à l’étouffement.
D’abord, les nazis ont poussé le vice jusqu’à l’entourer de pierres ressemblant à des pierres tombales. On peut encore en voir quelques restes en face du n°22 de la rue Lwowska.

Ensuite, il y avait sur place avant la guerre environ 320 bâtiments, abritant 3500 personnes. La création du ghetto a entraîné l’afflux de 15000 personnes, il fallait donc loger 4 fois plus de monde dans le même espace. Le ghetto était en effet une zone très restreinte, regroupant l’actuelle « Place des Héros du Ghetto » (Plac Bohaterów Getta), les rues Limanowskiego et Lwowska avec les petites rues adjacentes.
Au début, le ghetto s’organise un peu comme une ville ordinaire : on y trouve des commerces, des lieux de prière, et malgré l’étouffante promiscuité, les habitants s’efforcent d’y rétablir un semblant de vie normale. On y édite même un journal, la Gazeta Zydowska.

Les nazis entrent occasionnellement dans le ghetto et y humilient les Juifs résidents, coupant par exemple les barbes et les papillotes des Juifs orthodoxes. Ils imposent aussi que tous les panneaux soient écrits en hébreu et non en polonais : or, bien que Juifs, beaucoup de gens ne maîtrisent pas cette langue et se retrouvent, de fait, dans un environnement quotidien qu’ils ne comprennent plus. Seule la pharmacie de Tadeusz Pankiewicz échappe à cette réglementation.
Au fil du temps, les déportations se multiplient, se font de plus en plus violentes. En décembre 1941, alors que les températures sont glaciales, les nazis ordonnent aux Juifs de leur remettre toutes leurs fourrures, leurs gants et leurs chaussures fourrées.
« Le 28 décembre était un samedi. Tôt le matin, la police allemande est entrée dans le ghetto et a mené une perquisition très approfondie. Les maisons, les appartements, les greniers et les sous-sols ont été inspectés avec hargne. Ils ont regardé dans les fours pour s’assurer qu’aucune fourrure n’était en train d’y être brûlée. Ils ont aussi inclus ma pharmacie dans leur perquisition intensive. […]
Les gens cousaient des couvertures entre elles pour remplacer la doublure en fourrure de leurs manteaux. Les femmes brodaient des dessins sur leurs cols pour donner l’illusion d’une peau de mouton de Crimée. Cette Aktion, bien qu’elle implique des pertes matérielles considérables pour certaines personnes, a inspiré beaucoup de railleries aux dépends des Allemands.
Des caricatures sont apparues, montrant des soldats allemands sur le front russe vêtus de fourrures de dames et portant des chapeaux traditionnels juifs en fourrure, tremblant de froid » (Tadeusz Pankiewicz, La pharmacie du ghetto de Cracovie).

Certaines personnes se retournent contre leur propre communauté, un témoignage dans l’Apteka pod Orlem parle ainsi de Symche Spira, « qui s’était métamorphosé : du Juif orthodoxe avec une barbe et des papillotes qu’il était avant la guerre, il était devenu un tortionnaire immoral de ses coreligionnaires, qu’il forçait à maltraiter d’autres Juifs ».
En décembre 1942, les nazis instaurent une subdivision à l’intérieur même du ghetto, dont on entend parler dans le film La Liste de Schindler d’ailleurs : le ghetto A rassemble les travailleurs, le ghetto B tous les autres… voués à être envoyés dans les camps. La liquidation du ghetto de Cracovie intervient les 13 et 14 mars 1943 : 2000 personnes tuées sur place, 2000 déportées dans le camp de Plaszow à proximité… et beaucoup envoyées à Auschwitz-Birkenau.
Au milieu de ce chaos, avant le temps de cette liquidation, la pharmacie du ghetto de Cracovie devient peu à peu un lieu de résistance.
Déjà, Tadeusz Pankiewicz s’arrange pour distribuer gratuitement (ou pour une modique somme) des médicaments à la population. Ensuite, il leur fournit également de quoi tromper l’ennemi : par exemple, il se procure de la teinture pour cheveux qui facilite les changements d’identité ou permet d’améliorer son apparence pour avoir l’air « apte au travail ». Il fournit des tranquillisants (du phénobarbital) pour empêcher les enfants de pleurer quand ils doivent se cacher pour échapper aux raids de la Gestapo.

Tadeusz Pankiewicz devient aussi un messager, transportant paquets et messages entre le ghetto et l’extérieur, permettant aux gens de se rassembler dans sa pharmacie pour lire les journaux de la résistance, cachant même parfois des Juifs menacés de déportation.
Le musée installé dans la pharmacie du ghetto de Cracovie vous permet de découvrir tous ces aspects : les conditions de vie dans le ghetto, le quotidien de ce commerce pas comme les autres, dont les employés risquaient la mort si leurs activités de soutien aux Juifs étaient découvertes…
C’est un musée basé sur le témoignage et l’expérience de vie : la vie dans le ghetto, la vie de ceux qui trahissaient leur propre peuple pour servir d’informateurs, le quotidien des gens à l’époque…
Un seul principe : faites « comme chez vous », sans quoi ce musée vous paraîtra très ennuyeux : ouvrez les placards, décrochez le téléphone qui vous permet d’écouter des témoignages… Le mobilier actuel est une reconstitution car le mobilier d’époque avait été détruit.
Une pièce raconte comment la communauté juive a tenté de se relever après la Seconde Guerre Mondiale à Cracovie.

En 1983, Tadeusz Pankiewicz a quant à lui été reconnu « Juste parmi les Nations » par le mémorial de Yad Vashem en Israël, en reconnaissance de son implication auprès de la population juive. C’est la même année, en avril, que le musée de l’Apteka Pod Orlem a ouvert ses portes, Tadeusz Pankiewicz ayant pu assister à l’inauguration.
Le lieu a bénéficié d’une contribution de Steven Spielberg de plusieurs milliers d’euros, un coup de pouce pour préserver la pharmacie qui a été une vraie « lumière dans les ténèbres », un îlot de bienveillance dans un monde qui en manquait cruellement.
Tadeusz Pankiewicz est décédé dix ans plus tard, en 1993.

Comment visiter le musée de la pharmacie du ghetto ?
La pharmacie du ghetto se situe sur la Place des Héros du Ghetto, point de départ de la plupart des vagues de déportations pendant la Seconde Guerre Mondiale. On peut aisément rejoindre l’endroit depuis le centre de Cracovie en prenant le tramway jusqu’à la station Plac Bohaterów Getta (lignes 3, 8, 13, 17, 19, 24, 69).
Je vous conseille l’application mobile Jakdojade pour tous vos itinéraires en transports en commun à Cracovie.
Les billets pour le musée s’achètent sur place, juste à côté de l’entrée sur le côté du bâtiment. Vous pouvez également les réserver en ligne en amont en choisissant « Eagle Pharmacy », ils ne coûtent que quelques euros (les prix et horaires d’ouverture à jour sont disponibles sur le site de la pharmacie du ghetto). Comme beaucoup de musées locaux, l’entrée est gratuite le lundi (mais les horaires d’ouverture sont réduits).
Vous pouvez aussi profiter de billets combinés « Memory Trail » : ils donnent accès à la pharmacie du ghetto, à l’usine d’Oskar Schindler (une visite que je vous conseille vraiment !) et au musée de la rue Pomorska, installé dans l’ancien QG de la Gestapo. Le tout pour moins d’une dizaine d’euros.
Dernière chose importante à savoir : il faut parler anglais ou polonais pour comprendre le musée de l’Apteka Pod Orlem, car seules ces 2 langues permettent de profiter de la visite.
Hello ! Je suis en congé maternité jusqu'à l'été 2023. Pendant cette période, les commentaires sont fermés.
Bonjour,
Eh bien merci beaucoup pour tout ce travail de recherche, juste pour rendre service à des inconnus. Je dois y aller 4 jours début décembre, et votre site attrayant sera mon guide officiel ! ;-)
Merci beaucoup, c’est vraiment une ville agréable donc je suis contente de pouvoir aider d’autres personnes à la découvrir !
Bravo pour cet article
Je suis actuellement en week-end à Cracovie
Je ne connaissais pas l existence de la pharmacie du guetto
Grâce à votre article je vais y aller et emmener mes enfants
Notre devoir de mémoire est capital quelques soient nos croyances
Tout à fait… Je trouve que ce n’est pas une histoire de croyances mais une histoire d’humanité. De sensibilité à l’autre. J’espère que vous passez un bon week-end à Cracovie.
Merci de continuer à publier.
Je garde un souvenir très vif d’un week-end à Cracovie. J’ai aimé m’y sentir plongé dans l’histoire de l’Europe et de la Pologne en particulier. Mais il fut trop court et il y a tant de lieux que nous n’avons pas eu le temps de visiter. Autant dire que ton article bien documenté et fort bien écrit m’a beaucoup intéressé. Bravo pour ce tu fais !
Merci Alain ! La Pologne est vraiment un chouette pays, qui gagne à être connu. L’architecture est belle, les gens accueillants, il y a beaucoup de choses à découvrir que ce soit au passé ou au présent.
Encore bravo !
Vous avez raison de perpétuer la mémoire de cette époque. (au cas où, je ne suis pas de confession juive, ni d’ autre d’ ailleurs).
Prenez soin de vous.
Hello, je pense que la mémoire des génocides, quels qu’ils soient, concerne tout le monde, que l’on soit athée ou croyant, d’une foi ou d’une autre.
Je suis bien d’ accord !
Il reste quelques réfractaires à cette pensée, et c ‘est pour cela (et ceux-là) que votre démarche est louable.